Shady #043

Ah, l’été… Saison des vacances, de la plage, des glaces, de la douceur de vivre et du repos bien mérité ! Et si (comme nous) vous faites partie des nombreux français qui n’ont pas les moyens de partir, vous pouvez toujours vous consoler de plusieurs façons.

Par exemple, en vous disant que les dividendes des grandes entreprises explosent tous les records… Grâce à notre sacrifice collectif, quelques dizaines de milliardaires vont pouvoir divorcer ET acheter un nouveau yacht DANS LA MÊME ANNÉE, sans devoir à aucun moment se serrer la ceinture. Nous avons aussi participé à accroître leur sentiment de supériorité et leur mépris du bon peuple. Et ça, ça réchauffe le coeur, n’est-ce pas ? Je suis certain que notre président a fait un saut périlleux sur son jet-ski en apprenant la bonne nouvelle.

Jean-Michel Carmacques : « Mec, sérieux, arrête de grincer des dents : tu fais peur au chat ! »

(sur un ton guilleret) Sinon, autre moyen de se consoler : vous pouvez découvrir les oeuvres programmées par des gens talentueux un peu partout sur la planète à l’occasion des nombreuses demoparties estivales ! Tiens par exemple, Jean-Mich’, savais-tu que début Août se tenait l’Evoke ?

JMC : (super enthousiaste sans raison) « HA BON ?! Heu… c’est quoi l’Evoke ? »

Une demoparty, mon vieux. Un rassemblement de demomakers. Une compétition internationale qui se déroule à Cologne, en Allemagne… En cette glorieuse occasion, on a vu passer plein de prods sympas. J’en ai sélectionné deux pour toi. Premièrement, la finale du Shader Showdown entre Flopine (thésarde française) et Totetmatt (un dèv’ français lui aussi).

JMC : « Il y a donc vraiment des batailles de shaders ?! Ce n’est pas une légende ? »

Et non mon brave. La Force, les Jedi : tout est vrai ! 😀 Voilà d’ailleurs comment ça se passe. Deux concurrents se font face sur une scène et doivent coder l’animation la plus clinquante possible en l’espace de 20 ou 30 minutes. C’est en direct, sur grand écran, avec les réactions du public, et tout et tout. Il y a aussi un DJ qui mixe, et le flux audio est accessible pour que les créations frétillent en rythme avec le BPM !

JMC : « Woaaaaaaaaaaah ! … … C’est fantastique ! »

Effectivement. C’est une évolution de la Scène, un renouvellement des règles exploitant le contexte technique (la plasticité des shaders) et social (convivialité, divertissement, aspect « perfomance »). Une synthèse heureuse, en quelque sorte. Mais va donc voir sur youtube, tu tapes « shader showdown evoke flopine totetmatt » et ça devrait le faire. Bon, le départ est toujours un peu lent (surtout qu’il y a eu un problème technique), mais dès que les animations apparaissent, ça devient palpitant. Le vainqueur est déterminé à la fin, en fonction des applaudissements. Le match de Flopine et Totetmatt n’est ni le meilleur, ni le plus intense que j’ai vu, mais demeure un excellent premier contact pour jauger, comprendre et apprécier ce sport. Le côté imprévisible, un rien chaotique du processus ajoute un véritable suspens. Personnellement, j’adore.

JMC : (lache sa clé à molette) « J’y vais tout de… »

Tut-tut-tut ! Pas si vite, Gromit ! J’ai un deuxième cadeau pour toi. Durant l’Evoke, il y a un paquet de compétitions différentes : démos PC, démos Amiga, intros 64k, etc. Parmi celles-ci, la catégorie « Démos 4k » rassemble les programmes de taille inférieure à 4096 caractères. Cette année, la troisième place a été remportée par Nusan (un maître du Shader Showdown, soit-dit en passant). Avec son comparse Jeenio, ils ont réalisé Fantasy Escape, un shader qui reprend la palette de couleur spécifique, les sons et le style graphique de la console virtuelle Pico-8. Il s’agit d’un simple hommage, deux minutes de pure nostalgie demomaker, rien de techniquement bluffant. Et pourtant l’effet « madeleine de Proust » reste puissant.

 

 

Ce shader fournit aussi l’occasion de creuser le sujet de la Pico-8, une console virtuelle dont j’entendais souvent parler sans forcément m’y intéresser. Ses spécifications sont très limitées (16 couleurs, résolution 128*128), ce qui la rend attractive en terme de programmation. Les cartouches de chargement sont… des images PNG de cartouches de jeu ! Non, sérieusement ! 😀 Histoire de vous donner une idée des possibilités, allez voir « Shooting Star » de SaKo ou bien la version Pico-8 de Doom : POOM par freds72

Voilà, il y aurait encore beaucoup à dire (et à voir) car la ludothèque de la Pico-8 contient un tas de choses incroyables, du coup je vous laisse explorer le sujet vous-même pendant que Jean-Michel rattrape son retard en se cognant huit heures de Shader Showdowns

JMC : (lointain, noyé dans la Drum’n Bass) « Géniaaaaaaaaaaaal ! »

(remet ses lunettes de soleil) My job here is done. 😎

C’était le Shady du dimanche soir, publié avec 4 jours de retard durant lesquels Fantasy Escape a été sacré Shader De La Semaine. Ooh yeah !

CSF #005

Aujourd’hui dans Causons Science Fiction, on va parler d’un roman sympa pas forcément très connu mais qui vaut le détour : « Space OPA », de Greg Costikyan (2003, l’Atalante).

Couverture poche. © Leraf / L’Atalante

Johnson Mukerjii est un gagnant. Un authentique winner à la sauce californienne. Le roman s’ouvre alors qu’il planifie le lancement de son prochain produit : un écran holographique haute-définition vraiment pas cher. Une petite merveille dont le succès commercial est assuré. La réunion terminée, il allume un gros cigare, grimpe dans sa grosse bagnole de sport et regagne sa villa luxueuse des collines de San Jose où l’attendent son cuisinier, sa gouvernante, et surtout, surtout sa femme Maureen… Une femme incroyable. Aucun risque de se noyer dans le jacuzzi avec elle, quel talent cette Maureen. Ah, décidément, la vie est belle pour ce noble entrepreneur (…plus tout jeune et légèrement enrobé).

Mais voilà… Voilà que ces couillons d’aliens débarquent sur Terre.
Voilà que le président américain appelle notre héros pour s’assurer de sa présence lors du contact à la Maison Blanche.
Et voilà que toute la galaxie s’invite ici bas, et détruit l’économie locale en refourguant des bibelots hyper-avancés à des prix dérisoires.

Du jour au lendemain, l’écran 3D Mukerjii devient un machin désuet, incapable de rivaliser avec la concurrence qui a, au bas mot, des milliers d’années d’avance. Les banques sont les premières à quitter le navire. Les fournisseurs assiègent le standard téléphonique pour se faire payer… La boîte de notre héros coule à pic, telle le cadavre d’un bookmaker véreux dans le port de San Francisco.

Pour Mukerjii, c’est la descente aux enfers. De plus en plus cruelle. De plus en plus tordante. Il se fait littéralement dépouiller par le système, perd tous ses avantages matériels les uns après les autres, se fait physiquement malmener par… tout le monde, y compris un type en fauteuil roulant ! En cherchant du boulot, il tombe sur une vieille connaissance à la rancune tenace qui fait tout -TOUT!- pour le pousser hors de ses gonds. En se rendant à la soupe populaire, notre entrepreneur est délesté de ses derniers dollars, et se retrouve à la rue, dans la gadoue, parmis les rejetés, les chômeurs, les marginaux et les cinglés, à préparer des macaronis à la pâtée pour chat. La déchéance totale.

Mais Johnson Mukerjii n’a pas dit son dernier mot. Toute crise apporte son lot d’opportunités, et notre héros compte bien trouver un moyen de remonter la pente…

Space OPA est un roman comique de SF économique, édité chez l’Atalante en 2003. La traduction est assez inégale, parfois excellente, d’autre fois un peu à l’ouest… Mais vu que les effets drôlatiques reposent essentiellement sur des situations, ça ne pose pas trop de problèmes. Les dialogues auraient tout de même gagnés à être traduits moins littéralement. Par exemple, à un moment on peut lire la question suivante, complètement incongrue : « Pouvez-vous obtenir une image à partir de la mouche ? ». Quand on connaît un peu l’anglais moderne, et le contexte (les personnages sont en train d’observer une démo de l’écran holographique), on devine qu’il s’agit d’une traduction foireuse de l’expression anglaise « Can you take a picture on-the-fly ? » qui signifie « Pouvez vous faire une capture au vol de l’écran 3D (i.e. à un instant t, pendant que la vidéo s’exécute) ? ».
Ce genre d’erreur se reproduit de temps en temps, et on peut légitimement se demander pourquoi l’éditeur ne fait pas appel à des traducteurs un peu plus au fait de ces subtilités, ou de simples relecteurs de trad. Oui, je sais, on s’éloigne du sujet, mais j’ai lu tellement de conneries de ce genre, et dans des bouquins de SF très bien par ailleurs, que je suis exaspéré. Si les traducteurs et surtout les éditeurs sont si totalement à la ramasse niveau verbiage technique et expressions argotiques, faudrait peut-être songer à augmenter le niveau de culture générale intra muros.
Bref, il y aurait encore beaucoup à dire sur le monde de l’édition SF française (…que j’observe en silence depuis un bon quart de siècle), mais rassurez-vous, ces erreurs ponctuelles ne gâcheront pas votre plaisir de lecture, le bouquin demeurant excellent.

Space OPA, c’est donc une lecture de plage idéale. Le thème n’est pas compliqué, ça cause économie et marchés sous un angle satirique, sans trop rentrer dans les détails, ou alors en le faisant de façon claire. Aucun risque de migraine. Les rebondissements sont fréquents, la bonne humeur sous-jacente ne s’interrompt jamais, on nage dans les aberrations de la vie d’entreprise, c’est parlant pour beaucoup de monde en 2022 comme lors de la sortie en 2003. Il y a clairement du vécu qui transpire, l’auteur étant un « ancien » du milieu jeu de rôle et du jeu vidéo depuis les années 80 (c’est un pote de classe de Warren Spector, pour les connaisseurs)…
Les personnages principaux sont sympas et très attachants : entre le journaliste de la presse technique qui écrit de la SF, se prend pour un philosophe et se passionne pour les armes à feu, le technicien timide qui devient une bête sauvage quand on touche à son PC, et la spécialiste des ventes aux dents longues que Mukerjii déniche plus tard dans le roman, c’est une joyeuse galerie de portraits, tous paumés dans un monde subissant la pire crise économique depuis la chute de l’Empire Romain. Les aliens sont délirants et gluants, dans le style des Simpsons ou de Men In Black. Le roman ne se cantonne pas non plus uniquement sur Terre, ce qui renouvelle largement l’intérêt de l’intrigue à partir d’un certain point… Et ça c’est bien vu.
C’est donc un bon divertissement, et le bouquin ne tire pas à la ligne. Au contraire : à 350 pages, c’est une taille canonique pour un roman de SF. A fortiori humoristique. J’ai ri plusieurs fois à voix haute durant la lecture, et ça mérite d’être mentionné. Je vous conseille donc ce roman si vous cherchez de la SF accessible, moins cérébrale mais avec un discours amusant sur l’absurdité du monde en général, et celui des affaires en particulier.

Quoi, une « note » ?! Qu’est-ce que c’est que ces tentatives de quantification forcée ?! Vous vous croyez chez grand-papa Niels Bohr, ou dans un manuel de Donjons et Dragons, ma parole ?! Faites un jet de compétence pour voir ? Ah zut. Réussite « critique ». Alors je m’incline. Bon, disons un honorable 7.5/10, ce qui est vraiment pas mal. (…pour vous situer, dans ce système je mettrais Dune à 9.5/10, la Zone Du Dehors à 8.75/10, et Ready Player One à 6/10)

Ah oui, détail important : Space OPA se relit avec grand plaisir. Si vous passez dans votre librairie, ne vous privez surtout pas.

On remercie au passage l’Atalante d’avoir publié cette chouette trouvaille, voici d’ailleurs le lien vers la page de l’éditeur où vous pourrez acheter en ligne en poche (conseillé) ou grand format.

C’est tout pour aujourd’hui, on se retrouve bientôt avec des critiques de « SF dure » qui tabasse. (…du Egan, du Weir, du Stephenson, que du bon ou du très bon, accrochez-vous à vos claviers)