Concepts #008

Le concept du jour, c’est le « ramasse-miettes invisible », une notion informatique aux implications inquiétantes.

Anecdote amusante récemment dénichée sur Reddit : sur son blog, Raymond Chen (ingénieur chez Microsoft) réfléchit au concept de « fuite mémoire ». Et notamment à sa solution moderne : le ramasse-miettes (i.e. garbage collector en anglais, que l’on pourrait traduire par « éboueur » ou « ramasse-poubelles »). Le ramasse-miettes, donc, est un programme résident qui récupère les zones mémorielles inutilisées, perdues ou carrément abandonnées par des applications mal conçues, et qui les restitue au système. C’est du recyclage. Chen affirme que dans certains cas de figure, le « ramasse-miettes invisible » (the null garbage collector, que l’on pourrait traduire directement en « ramasse-miettes inexistant ») est le meilleur qui soit. Sous-entendant que parfois, on dispose de tant de mémoire qu’on ne pourra jamais l’épuiser avant d’atteindre la dernière instruction du programme.

Et c’est là que ça devient vraiment intéressant, car il cite une vieille conversation sur un forum usenet datant de 1996 (rien que ça) ! Un court échange entre deux codeurs, Norman Cohen et Kent Mitchell, qui se déroule comme suit (je traduis) :

Norman Cohen :
Les seuls programmes que je connaisse avec des fuites de mémoire délibérées sont ceux dont l’exécution est suffisamment courte, et dont les machines-cibles possèdent tellement d’espace mémoire, que manquer de place n’est même pas envisageable. Cette catégorie de programmes inclut de nombreux exercices pour étudiants, ainsi que de petites applications et des utilitaires. Il n’englobe que peu d’applications embarquées ou d’importance vitale -voire aucune.

Kent Mitchell : Cela m’évoque un souvenir intéressant. Il fut un temps je travaillais pour un client développant le logiciel embarqué d’un missile. En analysant le code, j’ai remarqué qu’ils avaient un certain nombre de problèmes en terme de fuites-mémoire. Imaginez ma surprise lorsque l’ingénieur en chef s’est exclamé : « Bien sûr que ça fuit ! » Il précisa qu’ils avaient calculé la mémoire perdue durant le temps de vol maximal du missile, puis doublé cette valeur. Et qu’ils avaient alors ajouté cette quantité de mémoire matérielle au système pour qu’il tolère les fuites. Le missile explosant quand il atteignait sa cible, ou qu’il dépassait son temps de vol, le ramasse-miettes invisible faisait ainsi son boulot sans la moindre ligne de programmation.

Au-delà de l’éclat de rire (2.0), on est en droit de se poser des questions vraiment graves, du genre : « Si ce niveau de bricolage suffisait pour les missiles américains durant les années 90, alors aujourd’hui, en 2023, avec le naufrage de l’éducation supérieure et l’ignoble pression du marché, quelle genre d’aberrations logicielles pilotent nos armes ? Peut-on raisonnablement confier la défense de vies humaines à des empilements instables de morceaux de code copiés/collés par un stagiaire depuis un vieux commentaire Stackoverflow ? Pire : comment se fier à des réseaux de neurones opaques dont (indépendamment du facteur apprentissage, qui pose de sérieux soucis) l’implémentation-même est sujette à caution ? »

Pour rappel, de simples calculs de nombres en virgule flottante (float) posent déjà des problèmes de précision dans tout un tas de situations concrètes… (et si vous cherchez bien vous en trouverez des exemples sur Shadertoy !)

Cette interrogation sur la qualité des logiciels militaires contemporains est aussi passionnante que sinistre. Doit-on privilégier la simplicité (ramasse-miettes invisible) ou la complexité (ramasse-miettes réel) ? Mais le ramasse-miettes lui-même, n’est-il pas clairement une forme de renoncement philosophique, une admission tacite que le codeur n’a qu’une maîtrise fort relative de ce qu’il a créé, et que l’on accepte cette fatalité ? Ou alors s’agit-il d’un garde-fou nécessaire, vital même, qui nous rappelle que quels que soient nos objectifs, l’imprévu reste la règle ?

Non, je n’ai pas de réponse.
Et oui, c’est sur cette haute falaise battue par les vents, cher lecteur, que je vous abandonnerai à la méditation… et aux philosophes !
*cris stridents menaçants qui se rapprochent*
*se sauvant à toutes jambes dans la direction opposée* « Bonne prise de tête ! »

Concepts #007

Le concept du jour relève encore de l’astronomie —de la radioastronomie, pour être précis. Il s’agit des « sources radio à longue période ».

La radioastronomie est un domaine d’étude (relativement) récent et complètement fascinant : en proposant d’observer les astres non plus dans le spectre du visible, mais au niveau de leurs émissions radios, elle ajoute un niveau de lecture à tout l’Univers. Il devient possible de différencier des objets qui, bien que visuellement similaires, possèdent des signatures électromagnétiques distinctes. Ou même de détecter des phénomènes encore inconnus.
La radioastronomie, c’est également des sites et des observatoires spectaculaires. Nous avons tous en tête le fameux VLA (Very Large Array) aux USA, cette voie ferrée en Y qui permet à des antennes gigantesques de se déplacer pour « configurer » le récepteur. On l’aperçoit sur l’affiche du film « Contact » (adaptation du roman SF de Carl Sagan), ou même au cours de cette scène de négociation diplomatique amusante dans « 2010, l’année du premier contact », quand l’américain Heywood Floyd (Roy Scheider) doit marchander avec l’ambassadeur russe (Dana Elcar).

L’astéroïde 2015TB145 (env. 600 mètres de diamètre) « photographié » au radar par Arecibo courant 2015, alors qu’il se baladait à 35km/s à une distance un peu supérieure à celle de la Lune…

On se souvient également de Arecibo, la grande oreille de Porto Rico, qui a été utilisée pour des motifs aussi variés que l’imagerie radar d’astéroïdes, ou pour envoyer un message SETI vers l’Amas d’Hercule… La machine s’est d’ailleurs récemment effondrée, vaincue par la corrosion (et la décadence de notre civilisation). Pendant ce temps, de l’autre côté de la planète, les chinois disposent d’un modèle du même genre (« réflecteur suspendu »), flambant neuf et plus gigantesque encore, le FAST.

Les plus passionnés sauront que longtemps, à Nançay, la France a disposé d’un appareil relativement impressionnant. Au cours des ans, les chercheurs ont agrandi puis modernisé ce site historique, et déployé des observatoires supplémentaires dans plusieurs endroits des Alpes. Ils y poursuivent actuellement leurs célestes investigations.

Le superbe observatoire NOEMA (Northern Extended Millimeter Array), de l’Institut de RadioAstronomie Millimétrique (IRAM), sur son perchoir du plateau de Bure (Hautes-Alpes) — Copyright IRAM

Bref, la radioastronomie, c’est d’abord une histoire d’antennes, de cornets, de miroirs et autres réflecteurs, souvent de taille impressionnante. Des capteurs, donc, à l’écoute du chant électromagnétique de l’Univers. Je ne vais pas refaire l’histoire de cette science, mais disons qu’un tas de choses curieuses (et cruciales) ont été découvertes en scrutant les signaux radios venus d’en haut… à commencer par, oui rien que ça : le Fond Diffus Cosmologique !
Il existe un véritable bestiaire spatial dans le spectre radio : des émetteurs naturels que nous répertorions depuis des dizaines d’années. Outre le Soleil et Jupiter, qui sont les plus évidents car les plus proches, il y a aussi tout un tas de sources lointaines, dont les plus célèbres sont les fameux pulsars, des étoiles en rotation rapide qui émettent un puissant faisceau radio à travers l’espace, tel un phare côtier détectable à travers toute la galaxie ! Mais on trouve aussi des centres galactiques actifs qui rayonnent bizarrement, des étoiles prises de soudaines bouffées de chaleur, des radiogalaxies, des quasars, et j’en passe… La plupart de ces objets se caractérisent par un type de signal, souvent répétitif, et dont la période (…la durée d’une oscillation élémentaire) se compte en fractions de seconde.
Un pulsar, par exemple, peut clignoter sur une fréquence allant de quelques hertz à plusieurs centaines de hertz. Ce qui signifie :
1) que l’étoile tourne sur elle-même à cette vitesse (!)
2) qu’on peut écouter le son d’un pulsar de façon triviale, en balançant directement son signal radio sur un bête haut-parleur ! Je vous invite d’ailleurs à écouter ces sons sur Youtube, il y a un paquet de sources enregistrées, elles ont toutes un côté « vieux synthés analogique des années 60 », « concert expérimental Pink Floyd », c’est honnêtement assez amusant, et ne manquera pas d’inspirer nos amis compositeurs (…Vangelis ne les a d’ailleurs pas attendus).

Bref, tout ça pour dire que vu l’abondance de sources radio à hautes fréquences (« rapides »), et la faible durée des tranches d’observation allouées (les radiotélescopes sont des instruments très demandés…) les astronomes n’ont pas toujours une bonne idée du paysage radio quand on écoute sur une longue période (c-a-d les changements de « luminosité radio » qui s’étalent sur des jours, des semaines, des mois, voire des années)
C’est tout l’intérêt de ce nouvel article proposé par Éric Simon, qui rapporte la découverte de « signaux de longue période » (…18,18 minutes !). J’ai choisi d’aborder ce sujet précis parce que toutes ces idées, concepts, échelles de temps, et autres grandeurs caractéristiques, sont en rapport direct avec la thématique d’un autre post à venir sur baselunaire.fr.
Disons pour employer une référence culinaire, que ce numéro #007 de Concepts est une sorte d’apéritif avant un repas qui s’annonce excellent (…vendredi prochain, donc, si vous saisissez l’allusion)
Merci encore une fois à Éric Simon pour tous ces articles truffés de notions complexes, d’un niveau de technicité parfois tout juste tolérable, et donc rigoureusement nécessaires à notre évolution sur le long terme. C’est en effet en lisant des choses plus grandes que soi, distrayantes mais exigeantes, que l’on progresse vers le stade suivant.
Ceci est valable pour la science, les shaders… ou la SF ! 😀

Observation d’une source radio transitoire de période très inhabituelle, un article de Éric Simon sur https://www.ca-se-passe-la-haut.fr

Concepts #006

Le concept du jour, c’est l’Effet De Surplomb.

Vous le savez (nous en avons déjà parlé dans plusieurs billets du Baudelaire Martien), dans la grande aventure moderne du New Space, la société Blue Origin c’est celle qui déçoit à tous les coups. Bon, on ne va pas faire la liste des trucs qui ne vont pas (…bien sûr qu’on va la faire 😎 RDV très bientôt !) mais sachez qu’elle est longue comme le bras.
Et pourtant, aujourd’hui je ne vais pas critiquer Jeff Bezos. Car Blue Origin, son entreprise, vient d’envoyer l’acteur William Shatner aux portes de l’espace, et ça, franchement, hé bien ça mérite un coup de projecteur.

via GIPHY

William Shatner, nous le connaissons tous pour son rôle du capitaine James Tiberius Kirk, charismatique leader du vaisseau Enterprise dans la série Star Trek originale (1966). En dépit de son âge respectable (90 ans !), l’acteur a accepté de grimper dans la fusée touristique de Jeff et de faire un saut en dehors de notre atmosphère. L’aventure n’était pas dénuée de risques, vu que le plan de vol contient des phases d’accélération de plusieurs G…
Par bonheur, tout s’est très bien passé.

Et c’est au retour que nous avons assisté à une chose intéressante, voire mémorable. Le vieil homme descend de la capsule au milieu des cris joyeux et des éclaboussures de Champagne… puis s’écarte volontairement du groupe. Le regard perdu dans le vide, il demeure silencieux. Pensif. Pas triste, non. Juste ébloui.
Il prend son temps, le Shatner. On sent bien qu’il est toujours là-haut, qu’il vient de vivre une chose difficile à intégrer, une expérience qui l’a remué aux tréfonds de son âme.

Jeff le rejoint, un sourire en coin, le crâne luisant. Et le vieux Bill lui raconte ses impressions. Cette révélation intérieure, quand il a constaté de ses yeux l’incroyable finesse de notre atmosphère. L’insignifiance de cette zone habitable, écrasée d’un côté par l’Univers immense, froid, obscur, et de l’autre par la masse de toute une planète.
Sa voix tremble par instants, mais il livre son témoignage. On le sent marqué, parfois un peu fébrile, comme investi d’une ferveur religieuse. Cette compréhension nouvelle, viscérale, de la fragilité de notre biosphère, c’est le fameux Effet De Surplomb (« Overview Effect », en anglais) : un phénomène psychologique fréquent chez les astronautes. La preuve, il a même un article sur Wikipédia… que voici !

https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_de_surplomb

Je ne citerai pas ici les mots exacts de l’acteur : foncez les écouter vous-même sur youtube, ou un autre site.

William Shatner nous offre son ressenti avec une simplicité et une authenticité qui lui font honneur. Ici, point de posture, pas de citations grandiloquentes, rien qu’une illustration de ce fameux Effet De Surplomb. Et on se prend à espérer, comme certains l’ont suggéré, que Musk relève le gant et qu’il envoie le Capitaine non plus simplement en altitude, mais carrément en orbite…
…à bord d’un de ces Starships qu’on nous promet depuis peu, cela va de soit !

P.S.1 : Oui, Jeff Bezos est un personnage problématique, nous sommes bien d’accord, et Blue Origin aussi (…d’ailleurs même ses employés le disent).
P.S.2 : Le propos était ici d’illustrer de façon éclatante l’Effet De Surplomb. Pour une analyse plus détaillée, j’imagine que notre Thomas Pesquet national a déjà abordé le sujet à de multiples reprises.